" Méprises
argentiques "
Avec «
Méprises & Faux-semblants », Jean Cazelles nous invite à pénétrer dans sa
caverne d'alchimiste pour y contempler d'étranges révélations toutes aussi
surprenantes les unes que les autres. Son univers particulier qui, dès sa
naissance, l'a plongé dans le monde du noir, noir des schistes, noir des fumées,
noir de la houille et des crassiers, se démarque quelque peu des normes
habituelles. Sa photographie n'est pas un miroir du monde mais une image
inventée quoique bien réelle. Elle est l'illustration même de la différence
existant entre « voir » et « regarder », distinguo subtil que d'aucuns
s'obstinent à ignorer. S'appesantir sur la forme, l'objet, la matière avec toute
l'acuité d'un regard est l'un des secrets de ceux pour qui l'imagination
commande à la vision. C'était là l'un des credo du Groupe Libre Expression fondé
avec Jean Dieuzaide et quelques amis dans les années 1960. Groupe qui a quelque
peu bousculé le monde convenu de la photographie de l'époque. Nul doute
qu'alors, Jean Cazelles aurait été l'un des premiers à rejoindre ce mouvement
avant-gardiste. Son monde profond était le nôtre comme sa passion pour le
mystère des choses et sa volonté d'explorer l'autre côté du miroir.
« La photographie est un mirage et les appareils sont des machines à métamorphoses »
a écrit Minor White. Affirmation que Jean Cazelles n'a cessé de partager
depuis ses premières images alors plus documentaires: usines abandonnées,
terrains vagues, sous-bois ou paysages marqués par l'homme. Avec déjà une
perception aiguë des lieux et des objets et une obsession pour le contraste et
le clair obscur. Démarche qu'il n'a cessé d'approfondir pour aller plus loin
encore à la découverte de mondes inconnus tout en méprisant les modes et
intérêts marchands. « Il faut, disait Rimbaud, être voyant, se
faire voyant, voleur de feu ». Le feu c'est la lumière, mais c'est aussi la
cendre, le noir. C'est là tout le processus que Jean Cazelles ne cesse de
poursuivre en arpentant ces terres sombres dont il excelle à déchiffrer les
informations lumineuses. Chercher ce que l'œil n'a pas l'habitude de voir.
Dégager et surprendre les valeurs, les rapports excessifs du contenu substantiel
du visible: matière et lumière d'une part, couleur et forme d'autre part.
Tout le sens des images de Jean Cazelles tient dans cette esthétique du
fragment, dans la rencontre d'une matière tangible et d'une lumière impalpable
qu'il interroge dans son surgissement comme dans son effacement. Dissoudre la
substance réelle de la photographie, et cela presque jusqu'à la dissolution
complète. C'est alors ce reste de réalité qui constitue l'étrange fascination de
ses photographies où l'ombre déclenche des fulgurances lumineuses qui magnifient
et révèlent d'étranges secrets cachés.
D'autant que Jean Cazelles se
complait chaque jour davantage à s'installer dans un noir silence de plus en
plus expressif qui n'est pas sans évoquer le mouvement de Hartung, les traces de
Tobey où le geste de Soulages qui affirme par ailleurs « De la tourbe
primordiale émerge la lumière ». Cette lumière qui semble jaillir de l'ombre
devient le sujet même de l'image, le moyen d'accès au rêve et à la
contemplation. C'est là l'obsession du photographe qui affirme son goût pour
l'exploration de ces surfaces obscures striées d'éclats lumineux, pour
l'immersion dans la profondeur de l'opacité. Associé à une conception formelle
rigoureuse, cette volonté de s'abstraire du réel pour mieux y plonger lui permet
de découvrir des images et des évocations invisibles autrement.
« Un
poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces
font rêver » (René Char). Ces « Méprises & Faux-semblants »,
synthèse d'un travail aussi authentique que permanent, nous offrent avec leurs
triptyques, une encyclopédie de traces et de propositions largement ouvertes à
l'imagination de chacun. Amoureux comme Vinci de cette « lumière de l'ombre »
qui privilégie la délicatesse et souvent l'éphémère, Jean Cazelles n'affirme
rien, il suggère, et nous propose, dans un langage peu conventionnel qui ne se
livre pas au premier instant, des fragments spectacles capables de déclencher
notre lyrisme intérieur. Quant aux éternels incrédules, donnons leur à méditer
cette phrase de Goethe: « On ne voit que ce que l'on sait ».
Jean-Claude Gautrand
in:
Méprises & Faux-semblants (éd.
Au Fil du Temps) |