" Le sens de
la marche (Paris-Limoges-Paris) "
Il n’y a jamais à voir le même paysage d’un côté à l’autre du wagon, et on ne
peut voir les deux en même temps; il n’y a jamais à voir le même paysage selon
qu’il défile dans le sens de la marche, ou dans le sens contraire à la marche; à
cause de la vitesse du train, il y a toujours une face cachée, trop vite
disparue pour qu’on la rattrape du regard, celle que l’on ne regarde pas de ce
côté de la voie ferrée.
Qu’y a-t-il eu de l’autre côté ? Qu’y a-t-il derrière moi ? Qui y a-t-il
dans la voiture d’à côté ?
Il y a cette réalité immuable que le regard dans l’instant et le mouvement
transforment, il y a ces paysages vus mille fois en bordure de toutes les
voies ferrées, mais regardés chaque fois autrement selon ce qu’il y a à
l’intérieur de soi, et dont le souvenir est déformé à chaque nouveau voyage,
passé au filtre de la pensée fixant l’horizon à travers la vitre.
Il s’agit d’un trajet dans le voyage, d’une articulation mystérieuse entre
l’immobilité et le mouvement, dans lesquels le regard déposé et la pensée
arborescente, les réminiscences et le temps présent, s’enchevêtrent.
Cette ligne, ce train, cent fois pris vingt ans auparavant,
qu’occupaient des pensées de jeunesse, les copains, les études, les
livres, le walkman, le retour au bercail.
Ces gens à qui je viens rendre visite à l’hiver 2014,
ce qui me mène vers eux, une vieillesse, une fin de vie, ces trains que je
reprends me replongent dans l’observation consciente de ce dont ces photos
sont une infime trace : Il y a ce qui vient de passer très vite, ce que j’ai
vu sans l’avoir remarqué, ce qu’a retenu mon
regard, ce que je devine, ce que je ne verrai jamais. Il y a ce que je viens
peut-être de manquer.
Il y a ceux.
Anne-Isabelle DEVILLERS |