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L'esprit du dragon "
Voilà une quinzaine d'années que je vis en Chine mais
je reviens régulièrement en France. Photographier
de part et d'autre, dans ces deux pays, conduit nécessairement à s'interroger sur les passages possibles
d'un monde à l'autre. C’est sans doute le besoin inconscient d’établir un lien entre ma vie en Chine et des
paysages familiers de France qui m’a donné l'idée de photographier des dragons.
Tant d’années d’immersion dans la culture chinoise finissent par marquer la pensée.
Les dragons sont un trait de la culture chinoise. Ce sont des animaux fantastiques, généralement gentils,
qui ont marqué l'iconographie chinoise depuis des siècles. Dotés d'un corps anguiforme, ils ont, entre
autres, la particularité de voler et d'habiter au fond des mers ou dans des lacs.
Le rouge est sans doute la couleur la plus importante de la culture chinoise car elle symbolise la vitalité,
la prospérité et le bonheur. C'est la couleur qui marque les célébrations du Nouvel An lunaire ainsi que les
cérémonies de mariage et annonce les événements heureux.
Face au trop-plein d’images de la société spectaculaire contemporaine où
l’injonction dominante est de
rechercher l’efficacité, et en réponse à une Chine qui s’inscrit dans un présent
de bruit et de fureur qui se
rétrécit et se réécrit de jour en jour du fait d'une urbanisation galopante,
j’ai voulu pendre le contre-pied
d'une vision documentaire. Parce que les mutations ultrarapides de la Chine font
parfois perdre pied et le
sens de la réalité, j'ai ressenti l'impérieux besoin, lors de mes récents
retours en France, de renouer avec
une expérience forte d’être au monde qui fasse lien entre mon passé et le
présent. La photographie n'était
plus alors pour moi une façon d'enregistrer le réel mais devenait un prétexte
pour faire apparaître et
explorer un réel réinventé par la photographie ouvrant sur l’imaginaire et
intégrant mon imprégnation
culturelle chinoise. Il s'agissait de transfigurer le réel, grâce à l'émotion de
l'instant devenue visible, afin
de l'ouvrir à de nouveaux possibles.
Le choix de l'allégorie du dragon m'a poussé à imaginer une œuvre vivante qui
puisse tenir debout sur
elle-même et survenir de façon éphémère dans des paysages que j'affectionnais
sans les dégrader. Pour
cela, j'ai scruté les lieux auxquels j'étais attaché pour y tracer des ponts
entre le banal et la création afin
d’y faire advenir un sens échappant à toute clôture grâce à un dispositif simple
s’intégrant au cadre
naturel et mettant en œuvre d'un matériau presque vivant qui échappe au
contrôle de l’artiste et réagisse à
l’environnement en fonction de ses propres contraintes : un long tissu rouge
suspendu faséyant au vent ou
épousant les lignes du paysage. C'est ainsi que, peu à peu, j'ai vu émerger sous
mes yeux l'esprit du
dragon.
Michel-Alain Louys |